Chacun connaît le slogan de 68, « cours camarade le vieux monde est derrière toi ». Et bien non, le vieux monde avait encore quelques décennies à vivre. Malgré l’implosion des régimes communistes et la levée du rideau de fer. Malgré les errements des Etats émancipés du colonialisme et l’émergence d’un monde multipolaire. Malgré les dignes de la social-démocratie face à l’inexorable expansion du mercantilisme planétaire. Malgré l’hégémonie du modèle hédoniste du bonheur par l’accumulation infinie de biens et malgré la stimulation effrénée des insatiables désirs de consommer.
Le vieux monde, celui que, depuis des siècles et des siècles, les hommes ont eu la volonté, ou l’illusion, de totalement maîtriser se meurt sous nos yeux hagards. Il se meurt parce qu’un événement exceptionnel est entrain d’advenir : la nature, pendant si longtemps objet martyrisé par la démesure prométhéenne de l’humain, redevient, avec force et sur un rythme accéléré, le sujet de l’Histoire. Comme un retour à la case départ. Comme si tous les débats sur le sens de l’émancipation et du progrès – le prolétariat, les femmes, les décolonisés, la nation, Dieu, les dieux… - après des controverses intellectuelles sans fin, des révolutions sanglantes, des espoirs vertigineux, s’évaporaient brutalement face à cette intuition inouïe : les processus de transformation des flux d’énergie et de matière, cette autre définition de la destinée humaine, se rebellent face à leurs maîtres tout puissants et menacent de les submerger totalement.
Certains me diront immédiatement que ce catastrophisme, quasi-millénariste, est totalement déplacé face aux avancées des sciences et des techniques, que le génie de l’homme, sans pour autant minimiser les graves perturbations des écosystèmes, parviendra à force d’innovations et, plus encore, de raison, à surmonter l’ampleur de ce nouveau défi. Puissent les adeptes éclairés du progrès continu de la civilisation évidemment avoir raison. Mais, le pari est presque pascalien. Croire en la puissance inventive de l’esprit humain qui repoussera sans cesse les limites du possible afin de surmonter les bouleversements climatiques. Ou, au contraire, prévenir le gouffre qui s’approche en modifiant notre logiciel mental et notre paradigme de développement. Dans le premier cas, si nous parions sur notre infinie expansion spirituelle et matérielle dans un monde fini et que nous avions tort, nous perdrons tout. En revanche, dans le second terme de l’alternative, nous éveillons une modeste chance de poursuivre notre odyssée humaine. Ce pari est capital et ce jeu, le plus dangereux et le plus crucial de toute l’histoire. Pour ma part, j’ai fait mon choix.
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Pour paraphraser Fred Vargas, nous devons accomplir, après celle du néolithique et de la mutation thermo-industrielle, une troisième révolution. Une nouvelle voie pour l’avenir de l’humanité, pour reprendre les propos d’Edgar Morin. Un cheminement ardu vers une dualité des sujets de l’histoire, les êtres humains et leur environnement, vers un décryptage complexe d’un réel en interactions infinies, vers des transformations culturelles et politiques, essentielles au nouveau monde qui s’ébauche, et qui brisent les carcans de la pensée classique et des codes de la gouvernance moderne. Les profonds mouvements souterrains de nos sociétés, si éloignés des superficialités et des apparences optimistes, sont entrain de faire basculer notre temps vers un nouveau monde. Or, nous pensons, nous agissons, nous gouvernons encore en fonction du monde d’hier. Nous devons nous engager dans un gigantesque travail pour faire muer nos esprits et nos actions. Conjuguer de multiples mutations pour aboutir à cette troisième révolution.
D’abord par une métamorphose de notre grille d’analyse du présent. Bien des penseurs et des savants ont déjà ouvert des brèches, de Spinoza à Jean-Pierre Dupuy, des stoïciens à Lester R. Brown, de Hubert Reeves à Tim Jackson, de Thoreau à Christian Arnsperger, et très nombreuses sont les œuvres qui rompent avec la rationalité classique, conception encore ultra dominante aujourd’hui, qui sépare l’homme de la nature, comme si cette dernière était un inépuisable réservoir de ressources à disposition perpétuelle des terriens. Comme si l’homme, par l’Histoire et par le travail, ne pouvait exprimer le sens de sa condition que par une transformation de plus en plus profonde et rapide des flux de matière et d’énergie. Hommage soit rendu à Nicholas Georgescu-Roegen, le père de la bioéconomie. Peut-être pas le nouveau Karl Marx de l’écologie politique, qui se fait attendre, mais assurément un prophète inspiré d’une nouvelle conception de l’économie.
S’émanciper d’une tradition qui, de la Bible à Descartes, du capitalisme au marxisme, jusqu’aux classiques clivages politiques contemporains, est un parcours incertain et éprouvant. Chaque camp se racrapote sur ses certitudes. Régulation du marché et justice distributive contre prospérité par la libre entreprise et l’extension des valeurs d’échange. Tous, à quelques exceptions près comme Yves Cochet ou les objecteurs de croissance, raisonnent de la même manière. La différence ne réside que dans le déplacement du curseur selon une prise en charge plus ou moins étendue par la collectivité des mécanismes de solidarité par la sécurité sociale et la fiscalité. Dans ce cadre, je me situe résolument à gauche. Mais cette posture m’apparaît totalement insuffisante. Si, selon Régis Debray, la politique peut se définir comme « les rapports entre les hommes à propos de la répartition des choses », il faut impérativement y ajouter un nouveau principe : le rapport entre les choses pour assurer le bien-être des hommes et la pérennité des écosystèmes. Et voilà toutes les conceptions, d’un extrême à l’autre des constellations doctrinales, qui se voient bouleversées. Il ne s’agit plus, aussi tragique cela soit-il, de négocier seulement entre nous. Il s’agit en plus de « négocier » avec la nature. Et dès lors de transformer notre logiciel cérébral de la politique.
Je voudrais faire apparaître ici un parallèle avec le rapport au transcendant. L’essayiste américain Mark Lilla dans son livre, « Le Dieu mort-né », constate que le crépuscule des idoles n’aura pas lieu. C’est la première phrase de son ouvrage. En effet, depuis la révolution française jusqu’à la chute du mur de Berlin, nous avons cru la question religieuse réglée et la laïcité triomphante. Les débats portaient essentiellement sur les questions économiques, sociales, nationales. « Aujourd’hui, écrit-il, nous sommes revenus aux combats du XVIe siècle, aux combats entre la révélation et la raison, la pureté dogmatique et la tolérance, (…), nous pensions que tout cela n’était plus possible, que les hommes avaient appris à séparer les questions religieuses des questions politiques, que le fanatisme était mort. Nous nous trompions ».
Même erreur dans notre relation à la nature. Nous l’avions cru conquise et définitivement soumise, assignée exclusivement à satisfaire nos désirs, chaque jour plus voraces, de production et de consommation. Or, des analyses du GIEC à tous les phénomènes climatiques extrêmes qui se multiplient, nous savons maintenant que la nature revient en force et se rebelle contre la condition dans laquelle nous avons voulu la déterminer. Nous le savons scientifiquement mais nous ne le croyons pas encore politiquement. Car, comme l’exprime Daniel Gilbert, nous sommes tellement habitués à réagir uniquement à une intentionnalité humaine et selon les critères de l’éthique, que, face aux cycles naturels, les éléments constitutifs de notre rationalité ne sont plus opérants. Et de plus, nous avons difficile à percevoir cette lame de fond qui bouleverse les écosystèmes, sauf au travers des catastrophes et des controverses sur leur origine, et qui modifie dans les profondeurs de la mer, de la terre et de l’air, des cycles biochimiques millénaires.
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Ensuite, cette troisième révolution commande une transformation de soi. Un peu comme les exercices spirituels de philosophie antique, si admirablement mis en lumière par Pierre Hadot, ou comme une méditation selon la richesse des facettes de la métaphysique orientale. Cela signifie interroger les valeurs qui au plus profond de notre intimité, déterminent le sens de notre existence. Pas simplement le refus des mirages, des honneurs, du pouvoir ou de l’argent. Bien plus que ces résistances là. Une interrogation sur les principes, dominants aujourd’hui, qui sans cesse conditionnent, consciemment ou inconsciemment, nos vies selon une spirale sans fin de désirs inassouvis de transformer et d’accumuler la matière. L’action, l’urgence, la vitesse, le bruit, le travail, le présent, le jeune, le nouveau, l’artificiel ont construit un nouvel homme, un egobody pour reprendre le titre du livre de Robert Redeker, engagé dans une course folle, sans direction et sans fin. Désenchantement du monde, raison instrumentale et individualisme possessif selon le fameux triptyque.
« La véritable révolution verte est d’abord une révolution intérieure » écrit Charlotte Luyckx Verdin. Subversion des valeurs et changement de perspectives d’abord envers soi-même. Difficile et délicat car cela implique notre identité. Les petits et grands tribunaux de l’histoire politique jugent, sanctionnent ou excluent sans cesse des autres, des gouvernements, des partis ou des peuples. Mais notre prétoire intérieur ? Va-t-il engager un cheminement vers la contemplation, la lenteur, le silence, la flânerie, la mémoire, l’anticipation, la valorisation de l’âge, la frugalité, la simplicité, la sobriété ? Va-t-il faire décroître notre appétit de biens et croître notre sensibilité esthétique et intellectuelle ? Va-t-il mobiliser des valeurs alternatives à l’anthropologie capitaliste qui enserre notre présent, voire aux restes des chimères totalitaires où l’homme prétendu nouveau a été broyé par l’histoire ?
Je ne crois ni comme Epicure qu’il faut se changer avant de transformer le monde, ni à Marx qui affirme l’inverse. Au contraire. La disjonction entre le « tantôt je pense, tantôt je vis » de Paul Valéry, est porteuse des pires errements. Si la nature redevient le sujet central du processus historique, c’est bien notre rapport à elle mais aussi à nous-même et aux autres qu’il faut appréhender dans une logique globale et complexe. Le cheminement vers une écosophie, selon la formule de Félix Guattari, commence ici et maintenant. Par soi-même. Par sa propre écologie mentale.
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Enfin, cette politique de civilisation, selon les termes de Edgar Morin, nous enjoint de quitter les schémas classiques de la modernité qui se sont construits, entre concepts et révolutions, depuis le siècle des Lumières. D’interroger la justice sociale, et l’extrême richesse des débats en la matière depuis des siècles, non plus sous le seul angle de la redistribution, malgré la quantité des variantes, mais aussi sous celui de la production. Autrement dit et de manière un peu brusque : si la sociale démocratie était la fin de l’Histoire et que chaque être humain disposait d’un revenu minimum de mille à deux mille euros par mois – ce qui est actuellement pure utopie en regard des inégalités mondiales – et adoptait le mode de vie moyen d’un occidental, la terre, système fini, ne survivrait pas longtemps, du moins en ce qui concerne la poursuite de la vie à sa surface. Compte tenu des perspectives démographiques, si chaque terrien consommait autant d’énergie, de viande, de poisson, de papier, d’eau, et rejetait autant de déchets qu’un européen, la raréfaction très accélérée des ressources naturelles et les guerres pour l’appropriation des restes, conduirait immanquablement à ce que Jared Diamond nomme l’effondrement. Cette guerre a d’ailleurs déjà commencé. Il suffit de se pencher sur le cadastre de la propriété foncière à l’échelle internationale et regarder comment les pays émergents achètent des milliers d’hectares en Afrique ou ailleurs.
Sous un autre aspect, je vois mal au nom de quel principe nous pourrions, nous occidentaux, refuser au chinois, à l’indien, au bolivien, notre mode de développement et de transformation de la nature. Ces constats historiques, nous condamnent à penser et à agir, seul et collectivement, selon un autre paradigme de développement et à abandonner les conceptions traditionnelles de l’action politique. Toujours la troisième révolution à inventer. Contre le pillage généralisé de notre environnement. Contre les vertigineuses inégalités de condition qui s’accroissent. Contre le monde égo-grégaire de la consommation massifiée et de l’homogénéisation culturelle, qui définit le sens de l’existence par la seule accumulation de biens et de services.
J’ai bien conscience de forcer un peu le trait. La réalité est évidemment plus complexe. Je dresse ici comme un squelette des défis de l’avenir. Ce que je souhaite surtout indiquer, c’est la nécessité de rompre avec la croyance que la croissance, l’investissement, le travail, dogmes ultra majoritaires de la gouvernance moderne, de droite comme de gauche, va nous permettre de réaliser une société juste, épanouie, sereine et abondante. Je crois très exactement le contraire. A contrario donc de la quasi-totalité des décisions publiques, des analyses économiques, des commentaires sur la crise ou des conversations de bistrot qui me semblent trouver le salut du futur dans une fuite en avant, toujours plus compétitive, toujours plus dérégulée, toujours plus privatisée, toujours plus dévoreuse de matière et d’énergie. Comment penser un nouveau projet politique compatible avec une biosphère finie ?
Cette compatibilité entre un humain ayant renoué avec le sens de la limite et de la mesure et un fonctionnement harmonieux des cycles naturels, bien des penseurs et des savants, souvent sous le mot mal choisi de décroissance, en publient des analyses et des essais, souvent percutants et interrogateurs. Sur le plan politique, surtout au sein de la société civile, des mouvements de citoyens se sont emparés de cette question essentielle. Les objecteurs de croissance, encore balbutiants, commencent à se faire entendre, de France au Québec, de la Suisse à la Wallonie, de l’Espagne à la Bolivie, de l’Equateur à l’Italie. Des expériences citoyennes, des coopératives éoliennes aux cercles de simplicité volontaires, des banques alternatives aux villes en transition, des services d’échanges locaux aux projets agricoles, foisonnent et se construisent. Même certains Etats incluent dans leurs Constitutions ces principes novateurs. Assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau mouvement historique qui veut démondialiser, relocaliser, décarboniser, ou déséconomiser les rapports humains ? Nul ne le sait encore. Mais, leurs projets de justice sociale et environnementale, fondés sur de nouveaux concepts – les biens communs de l’humanité, la gratuité, l’allocation universelle, le volontariat, le revenu maximal,… - , même s’ils sont encore inaudibles sur la scène politique, dans la grande société du spectacle, commencent à attirer l’attention car ils rompent avec l’hégémonie de la pensée normalisée qui domine encore les âmes et les corps. Une alternative s’ébauche, hésitante et maladroite, en recherche d’elle-même. Au niveau de certains Etats comme le Bhoutan ou la Bolivie. Au niveau des citoyens qui choisissent une radicalité existentielle. Au niveau politique où pointent sur les rebords du spectre des partis traditionnels, des mouvements alternatifs et désordonnés qui contestent les fondements mêmes des clivages idéologiques de la modernité. Au niveau intellectuel où certains, courageux, tel Dominique Bourg, réinterrogent la capacité de nos démocraties à répondre à ces gigantesques enjeux.
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Une troisième révolution pour franchir le seuil du nouveau monde où la nature redevient le sujet, aux côtés de l’homme, du destin de la planète. Une nouvelle approche dans notre rapport aux écosystèmes, à soi-même, et aux autres au travers d’une politique en voie de réinvention permanente. C’est ce clivage-là, aussi caricatural soit-il, qui m’intéresse avant tout.
C’est aussi une aventure intellectuelle et humaine magnifique. Celle qui invoque les sagesses antiques, Spinoza ou la revue Entropia. Celle qui permet la rencontre d’hommes et de femmes déterminés et enthousiastes qui cheminent ensemble vers un nouveau modèle social et politique, portés par d’autres valeurs, militants au service d’une alternative de civilisation, dressés face à l’anthropologie capitaliste. Ralentis, camarade, le nouveau monde est devant toi.
Jean Cornil
(Texte publié antérieurement dans « Espace de Libertés » le journal du Centre d’Action Laique)