Le centrie d’animation et de recherche en écologie politique Etopia, publia l’ouvrage "Prospérité sans croissance" de l’auteur anglais Tim Jackson. Pierre Eyben en fait une recension critique sur son blog.
Si elle est parfois portée avec maladresse et par des troupes assez hétérodoxes, l’opposition au(x) mythe(s) de la croissance (le bonheur par l’opulence, la possibilité d’une croissance infinie sur une planète finie,...) constitue aujourd’hui un point d’ancrage important pour enrichir la pensée de toutes celles et ceux qui perçoivent la nécessité de remettre en cause le modèle capitaliste et plus globalement la logique productiviste.
Le présent ouvrage constitue assurément une pièce intéressante à la réflexion qui se fait jour. Il a notamment la qualité précieuse de tenter une analyse pluridisciplinaire très abordable. C’est là une qualité essentielle des penseurs « classiques » aujourd’hui trop souvent abandonnée. Ainsi imbriquée aux dimensions sociologiques, écologiques ou philosophiques de l’analyse, l’économie est salutairement (même si insuffisamment) remise à sa place. Même si cela a déjà été fait dans de nombreux ouvrages, ce livre met utilement en débat les indicateurs économiques. Il comporte notamment une démonstration intéressante du découplage, passé un certain seuil de revenu, entre niveau de satisfaction des populations et augmentation du PIB. Parallèlement, c’est là une manière assez limpide de montrer que pour les pays plus pauvres (bien en dessous de ce seuil donc), le débat sur la (dé)croissance est non pertinent. On regrettera cependant qu’il n’aborde pas la question de la répartition de cette richesse produite, aussi dans les pays (dits) riches, et notamment la baisse constante de la part des salaires dans la richesse produite. Tout en conservant un discours progressiste, l’auteur frise aussi parfois avec une vision caricaturale de la notion de progrès social le réduisant à une course à l’opulence matérielle. Congés payés, repos dominical, réduction légale du temps de travail, accès à des soins de santé, à l’éducation ou aux loisirs, les revendications sociales sont pourtant, et de longue date, axées sur des éléments de bien-être plus amples que la seule soif de possessions matérielles.
L’ouvrage comporte par ailleurs quelques fulgurances comme une analyse des émissions de CO2 rapportée à la richesse produite qui a le mérite de mettre en lumière mieux que des chiffres absolus d’émission, la faible « décarbonisation » de l’activité économique ainsi que l’ampleur (un peu effrayante) de la révolution à accomplir si l’on souhaite éviter un chaos climatique.
Cependant c’est lorsque l’on passe des chapitres consacrés aux constats pour entrer dans les parties propositionnelles que l’on doit constater que ce livre comporte aussi des faiblesses importantes.
On notera par exemple la très faible place laissée au concept de diminution légale du temps de travail. Il s’agit pourtant d’une revendication centrale pour casser la logique actuelle et procéder à une plus juste redistribution des richesses produites, une revendication susceptible de coupler utilement amélioration des conditions de vie et rupture avec les dynamiques productivistes. L’élément central de la « réparation » du modèle économique que prône l’auteur est une transition vers des productions de service dématérialisées. Outre que le pays qui a le plus opté pour une économie de services, les USA, est actuellement le premier pollueur ce qui devrait inciter à la prudence sur les vertus automatiques de la transition vers une économie de services [1] , la question qui surgit immédiatement à l’esprit et à laquelle aucune solution n’est donnée est de savoir comment procéder. Comment convaincre les grands patrons du secteur pétrochimique, automobile ou de l’armement, les géants actuels de l’industrie « carbone », de se lancer dans la création de crèches ou l’aide aux personnes âgées ? Comment, sans démocratie dans la sphère économique, imposer cette transition nécessaire autrement que via un crash économique et écologique dont on n’est pas certain que l’humanité même pourra se relever ? Autre élément assez faible du livre, la question de la structuration de l’économie de production de biens. Là encore, des questions demeurent sans réponse. Sur quelle base passer d’une agro-industrie mondialisée grande utilisatrice des produits chimiques et de pétrole à une agriculture relocalisée et biologique ? Comment gérer l’utilisation des ressources ? Quelle place donner à des concepts comme celui de planification écologique ? Bref, on aimerait que l’auteur s’attarde sur la façon dont il entend démocratiser et structurer la gestion des moyens de production et sur les moyens de mettre en place de véritables rapports de force pour atteindre cet objectif.
Plus globalement, l’auteur n’ose pas, on le lit très clairement dans le dernier chapitre de l’ouvrage, franchir le Rubicon de l’anticapitalisme. C’est d’autant plus frustrant qu’en s’attaquant assez sèchement au concept de capitalisme vert (le New Green Deal est judicieusement congédié) ou en prônant un rôle central pour les services publics, il met pourtant un pied dans l’eau. Sans doute était-elle encore un peu froide ?
La logique du profit et la volonté d’accumulation sont au cœur même de la course à la richesse produite et au gonflement sans précédent de notre économie. Pourtant, l’auteur n’aborde pas cette question et donne, défaut récurrent, une place trop grande à la question de la démarche individuelle dans la dérive consumériste. L’impact de la logique capitaliste sur l’explosion des inégalités (l’accumulation se construit aussi sur des zones de privation) est également absent. Et ce constat conduit à une autre grande déception concernant de cet ouvrage. Si de nombreux penseurs marxistes intègrent aujourd’hui de plus en plus des éléments d’analyses post-marxistes prenant en compte la dimension environnementale, et l’on pensera ici à André Gorz, la réciproque n’est pas vraie, et on est souvent surpris de constater à quel point les ouvrages de penseurs écologistes passent à côté de concepts marxistes pourtant totalement en phase avec leur analyse. Comment par exemple, comme dans ce livre, aborder la question de l’utilité des productions sans même évoquer la théorie marxiste sur la différenciation entre valeur d’échange et valeur d’usage ?
Outre l’extraordinaire machine de modelage des aspirations que constitue le capitalisme contemporain (le capitalisme du flux continu de contenus, du culte de la flexibilité, de l’immédiateté et de l’individualisme, de la magnification des pulsions consuméristes), l’apathie assez remarquable des populations, pourtant malmenées par les gouvernants, qu’il a bien fallu constater depuis 2008, puise notamment sa source dans la faiblesse d’un véritable projet alternatif, faiblesse bien décrite par le philosophe Alain Badiou. L’envie de prendre un autre chemin est grandissante mais aucun, suffisamment attrayant ne s’offre à nous. Reconstruire un véritable corpus idéologique, que je qualifie d’éco-communiste mais les mots sont ici un détail, capable de dessiner les contours d’un projet de société alternatif et d’emporter une adhésion populaire forte, doit se faire sur des bases à la fois clairement anticapitalistes et par la mise sur pied d’égalité des dimensions sociales et environnementales, lesquelles sont intimement liées.
En conclusion, on souhaiterait que ce livre ne fasse pas l’économie d’une synthèse comprenant aussi une série d’outils d’analyses et de critique du système capitaliste, des outils issus du courant socialiste et qui demeurent d’une grande actualité et acuité pour sortir de la double impasse, sociale et environnementale dans laquelle nous sommes plongés.
Notes
[1] Il est piquant d’ailleurs de noter qu’en terme de services dématérialisés il s’agit notamment de la financiarisation de l’économie dont depuis 2008 on connait mieux les impacts peu réjouissants.
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Blog de Pierre Eyben
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