A quelques semaines d’intervalle, les Etats-Unis et l’Union européenne viennent d’annoncer le lancement de négociations en vue de créer la plus grande zone de « libre-échange » au monde. Selon le credo officiel, si les « barrières non tarifaires » au commerce tombent, l’expansion des affaires qui en résulterait serait tout bénéfice pour les entreprises et les consommateurs, tout en protégeant nos industries face à leurs concurrents étrangers. Or, l’actualité dément (avec une intensité croissante) les bienfaits à attendre du « libre-échange ».
La face cachée du « libre-échange »
Crise budgétaire de la zone euro, délocalisations d’entreprises, fermeture scélérate de sites sidérurgiques par ArcelorMittal, crise des prothèses mammaires PIP et de la viande de bœuf chevaline… Depuis plusieurs années, nos sociétés connaissent un choc frontal. La crise est partout, revêtant de multiples dimensions : financière, budgétaire, écologique, humanitaire, mais aussi démocratique et sécuritaire… De la Grèce à l’Espagne, l’Europe ressemble à un avion qui aurait perdu ses ailes et percuté le sol : partout, il est question d’austérité, de modération salariale, de maintien de la compétitivité via une organisation plus flexible du travail… Ajoutons à ces constats la poursuite à la hausse des émissions de CO2, pourtant censées être réduites afin d’éviter une crise climatique, et l’on conviendra que le monde traverse une période particulièrement trouble et difficile.
Evidemment, quand un avion se crashe, après la recherche d’éventuels survivants, la priorité des enquêteurs est de comprendre les causes de l’accident, en analysant le contenu des boîtes noires qui retracent le vol de l’appareil. Mais rien de tel avec les multiples crises que traversent nos sociétés… Pourtant, la « boîte noire » des crises existe bel et bien.
Que dit la boîte noire ?
Toutes les crises évoquées ont un point commun : le libre-échange. Ainsi, la crise financière a précédé la crise budgétaire. Et la crise financière des subprimes a elle-même été précédée d’importantes décisions politiques, comme la dérégulation bancaire (aux Etats-Unis) et la totale liberté offerte aux mouvements de capitaux (spéculatifs comme non spéculatifs) en Europe. De même, la création d’un marché inique basé sur la « libre-circulation des biens, des services et des entreprises » a multiplié le recours à la sous-traitance et les intermédiaires marchands (donnant lieu au récent scandale de la viande de bœuf chevaline), et favorisé les fusions-acquisitions d’entreprises. Ce qui a contribué à mettre la sidérurgie liégeoise entre les mains d’ArcelorMittal, une entreprise voyou qui était membre, en 2011, du Transatlantic Policy Network : un lobby associant de puissantes multinationales (comme Bayer, Citigroup, Coca-Cola, Microsoft, Nestlé, Time Warner, Unilever, Walt Disney Company…) et des élus politiques (dont environ 8% des membres du Parlement européen), et qui est à l’origine de l’actuelle volonté de créer un marché transatlantique.
Mais qui se souvient qu’à chacune des décisions politiques passées, en faveur du « libre-échange », le même discours se répétait inlassablement ? En « libéralisant » les échanges marchands, en diminuant les « charges » pesant sur les entreprises, on allait favoriser l’activité économique, l’emploi, et partant, la richesse de tout un chacun.
Vingt ans plus tard, le constat est amer : dans le secteur bancaire, le « dynamisme » de la gestion privée a créé des produits financiers toxiques et fait exploser une énorme bulle spéculative en 2007-2008. Au bord de la banqueroute, les banques ont fait appel à l’argent public pour se sauver, aggravant grandement les déficits publics (qui ne posaient jusqu’alors aucun problème de solvabilité). Dans la foulée, s’est mise en place une gouvernance économique confiant d’importantes décisions (notamment budgétaires) à des instances non élues, comme la Banque centrale européenne ou la Commission européenne. Lesquelles imposent une austérité carabinée aux populations.
Pour leur part, les multinationales ont gagné le droit de mettre en concurrence les législations sociales et fiscales des différents pays. Elles ont abusé de la situation pour obtenir des rabais fiscaux (les intérêts notionnels n’en sont qu’un exemple) et se mettre en quête de zones de production à bas salaires. Dans leur soif de délocalisations, elles ont fait croître le chômage, précarisé l’emploi restant, et aggravé l’ampleur du problème climatique, vu les milliers de kilomètres de transport que les entreprises font aujourd’hui parcourir à leurs produits.
Forts de ces constats, et inquiets de voir des logiques technocratiques marchandes dominer nos sociétés, nous nous opposons vigoureusement à un accord de « libre-échange » avec les Etats-Unis, ainsi qu’au renforcement (européen et transatlantique) des législations liberticides. Adoptées au nom de la lutte contre le terrorisme, ces législations criminalisent de plus en plus souvent les mouvements sociaux (notamment en Espagne, mais aussi en Belgique avec l’adoption récente d’une loi, arbitraire et floue, visant à réprimer les « incitations à commettre des actes terroristes »).
Pour sortir des crises actuelles, nous avons besoin d’un renforcement de la démocratie, ce qui passe par un renforcement des politiques de solidarité et un encadrement beaucoup plus strict des activités des multinationales, et non par la fuite en avant vers des accords de « libre-échange » visant à accroître la compétitivité mondiale et renforcer les libertés des firmes multinationales échappant au contrôle démocratique…
C’est pourquoi nous avons adhéré à la plateforme d’opposition au marché transatlantique, et que nous appelons tous les citoyens qui se sentent concernés à nous rejoindre sur www.no-transat.be.
Signataires :
Anne-Marie Andrusyszyn (CEPAG), Thierry Bodson (Secrétaire général de la FGTB wallonne), Jean-Pierre Coenen (Président de la Ligue des Droits de l’Enfant), Nico Cué (Secrétaire général de la MWB-FGTB), Thierry de Lannoy (Agir pour la Paix), Pierre Galand (Président des Amis du Monde diplomatique Belgique), Francis Leboutte (Mouvement des objecteurs de croissance de Liège), Jean-Pierre Michiels (Président de l’Association Culturelle Joseph Jacquemotte), Christine Pagnoulle (Présidente d’Attac-Liège), Eric Remacle (Président de la CNAPD), Sylviane Roncins (Mouvement des objecteurs de croissance de la Vallée de la Vesdre), Erik Rydberg (GRESEA), Mathieu Sonck (Secrétaire général d’Inter-Environnement Bruxelles), Christine Steinbach (Présidente des Equipes Populaires), Eric Toussaint (Président du CADTM Belgique), Michel Vanhoorne (Coordinateur Links Ecologisch Forum – Forum Gauche Ecologie), Philippe Van Muylder (Secrétaire général de la FGTB de Bruxelles).
PS. Malgré des relances téléphoniques, et dans une triste unanimité, les médias n’ont pas jugé utile de diffuser notre message. (allant à contre-courant de l’enthousiasme qu’ils ont affiché suite à l’annonce de négociations officielles pour créer un marché transatlantique).